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La vie dans le désert

Hikikomori

Hikikomori
Cinq ans plus tôt, Lucien avait allumé sa télé et ne l'avait plus jamais éteinte. Enfin presque: par deux fois, sa télé était tombée en panne et il avait dû la remplacer. La première fois Lucien avait appelé le réparateur qui l'avait envoyé balader et sa nièce avait dû acheter une nouvelle télé plus sophistiquée. La deuxième fois, la télé avait tellement chauffé qu'elle avait fondu et cette fois il avait acheté un nouveau modèle qui occupait un pan de mur entier et fait installer trois antennes paraboliques et un câble haut débit. Lucien dormait peu, mangeait peu, ne sortait jamais. Il commandait sur internet un plateau repas par jour et méticuleux, faisait son ménage lui-même et confiait sa poubelle à sa voisine de palier une fois par semaine.
Lucien avait été chauffeur de limousine. En quarante ans de trajets entre Albi, Rodez, Gaillac, Lavaur, Castres, Saint-Sulpice, Villefranche de Rouergue et l'aéroport de Toulouse Blagnac, ses automobiles (il en changeait tous les deux ans) s'étaient toujours arrêtées au pied des avions. Il avait parcouru des millions de kilomètres mais sa vision du monde se limitait aux collines du Tarn et à la bretelle d'accès encombrée de l'aéroport. Épuisé, il s'était enfermé dans son appartement, rempli de frustration d'avoir tant voyagé et d'avoir si peu vu. Il s'était alors installé un poste de pilotage, un siège de cuir Volvo customisé avec chauffage incorporé et avait entamé son voyage par procuration.
Lucien faisait défiler le monde devant ses yeux. Au début, il s'était spécialisé dans les flux d'informations. Il avait commencé par les informations régionales, puis le JT de France 2 et était passé rapidement au flux ininterrompu des chaînes internationales où il pouvait en même temps regarder les reportages, écouter les commentaires en anglais, en chinois ou en arabe avec un œil distrait sur les textes défilants auxquels il ne comprenait rien. Peu importe. A défaut de parcourir le monde, le monde entrait chez lui sans qu'il ait besoin de véhicules coûteux pour traîner avec lui quelque homme d'affaires ennuyeux et pressé. Lucien aimait particulièrement les foules, les grands rassemblements humains auxquels il pouvait participer sans être bousculé : le tournoi des cinq nations, les Jeux Olympiques, Roland Garros et surtout le Tour de France où il guettait le moment où les coureurs traversaient le Tarn, ce qu'ils faisaient presque chaque année, et alors il parcourait avec eux ces collines qu'il connaissait si bien. Il était même arrivé qu'ils passent dans sa rue sans qu'il lui vienne à l'idée de quitter son siège en cuir et de regarder passer le peloton sous ses fenêtres.
Sa nièce venait irrégulièrement vérifier que tout allait bien. Lucien, calé dans son fauteuil, lui adressait un petit signe de tête pour montrer qu'il avait remarqué sa présence, réajustait ses lunettes et son attention à l'écran. Souvent elle s'installait près de lui prétendant lui tenir compagnie mais en réalité elle était curieuse de ce que son oncle regardait.
Parfois, Lucien abandonnait l'information brute et les foules compactes pour le documentaire animalier et s'endormait dans le désert du Namib et se réveillait au pied de l'Himalaya ou au milieu d'une colonie de manchots. Parfois il essayait de regarder une série ou un film de fiction, "pour se détendre", mais il allait rarement au bout, agacé. "C'est du cinéma", disait-il en changeant de chaîne.
Ainsi les années passèrent. Lucien améliora son confort, passa au tout numérique, au haut débit et séjourna quelques jours dans la station spatiale internationale avant de décider qu'on était mieux sur terre, s'embarqua à bord d'une webcam à la Mecque, traîna son fond de culotte sur les bancs de l'assemblée nationale et du sénat et suivit avec détachement le mouvement des gilets jaunes, l'embrasement de la forêt amazonienne, puis celui du bush australien.
C'était le début de l'hiver. Lucien ne sut pas si c'était l'image de ce koala à demi brûlé tentant d'échapper aux flammes, l'irruption de ce singulier virus au fond de la Chine ou celle d'une assemblée nationale désertée de ses pingouins qui déclencha une profonde remise en question, mais d'un seul coup, le monde qu'il avait sous les yeux était tout chamboulé. Chaque nouvelle image de foule en liesse ou en colère, de sportif heureux ou déçu, chaque nouvelle image tout court lui procurait non pas du plaisir ni même du contentement, mais de l'incompréhension. Quelque chose d'irréversible était en train de se passer : ce que Lucien voyait n'était pas le monde tel qu'il était, mais le monde qu'on voulait lui montrer. Découvrir cela, après des années d'addiction aux images, le plongea dans un état de sidération. Lucien quitta son siège en cuir Volvo customisé, éteignit sa télé et se mit au lit, car il était littéralement épuisé. Il dormit longtemps, très longtemps. Sa nièce, qui avait la clé, fut surprise de n'entendre aucun bruit quand elle entra dans l'appartement. Elle pensa d'abord qu'il était mort puis se dit que si c'était le cas, la télé serait en marche. Non c'était bien plus grave que ça : Lucien avait éteint la télé et il se reposait de son long voyage télévisuel, une situation inédite à laquelle elle avait réagi en ouvrant la fenêtre et en aérant l'appartement. De l'air glacé entra dans la chambre et fit frissonner le retraité endormi qui ouvrit un œil. Il vit sa nièce et la télé éteinte. Elle lui apprit qu'il avait dormi pendant neuf semaines, ce qui en langage médical s'apparente à un coma. Il se leva avec peine, prit un bon petit déjeuner, la remercia et s'habilla comme pour sortir. Il flottait dans ses vêtements. Dehors, il flottait aussi. Lucien n'avait que soixante-dix ans et le monde était à lui, le vrai monde. Il allait mettre sa batterie en charge, démarrer sa limousine et partir à l'aventure voir de ses yeux tout ce qu'on ne lui avait pas montré : le bonheur des gens, leur tristesse, les étendues infinies de paysages sans intérêt, les usines désaffectées, les lieux inhabités, les lieux où il ne se passe rien, il allait voir le Lac Baïkal, la grande banlieue de Calcutta, il allait faire des rencontres et partager son ignorance du monde avec des inconnus. On était mi-mars et cinq ans jour pour jour après sa décision de devenir ce que les Japonais appellent un hikikomori, il décidait de mettre un terme à sa vie de reclus. Le printemps allait arriver, et avec lui tous les possibles. Lucien se prépara en quelques heures, mit un sac de couchage et quelques vivres dans sa voiture. N'ayant presque rien dépensé de sa pension, hormis son équipement télévisuel, il avait de quoi tenir plusieurs années. Avant de partir, Lucien alluma une dernière fois sa télé et mit les infos. L'air grave, le Président s'adressait aux Français pour leur annoncer les premières mesures de confinement.
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