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La vie dans le désert

Shoganai

Shoganai

Jean-Christophe était né au début des années soixante. Il n'avait pas vécu la guerre, mais il avait vu, enfant, les défilés des anciens combattants, ceux de la grande guerre qui arboraient pour l'occasion leurs bérets, leurs médailles et leurs gueules cassées. Il n'avait pas vécu non plus la guerre d'Algérie et rien ne pouvait la lui rappeler car cette guerre, paraît-il, n'en était pas une. Il n'avait pas réellement vécu mai 68, juste ressenti la peur de son père lorsqu'il épiait, derrière les volets fermés, les cortèges de gens en colères, tous des communistes. Jean-Christophe avait été choyé, encouragé, admiré, prié d'écouter et de suivre avec docilité les conseils de ses parents qui lui prodiguaient de longues suites d'instructions sur ce qu'il fallait être et ne pas être. Il n'eut qu'une brève mais virulente crise d'adolescence au cours de laquelle il ne mit pas à exécution son éphémère projet de les assassiner. Son bac avec mention en poche, il quitta le cocon familial pour deux années d'internat, participa à des manifs anti-nucléaire, fut gazé à Creys-Malville, abandonna la lutte, devint ingénieur, tomba amoureux de Jane et lui fit un, puis deux, puis trois beaux garçons. Pour beaucoup, la partie la plus intéressante de la vie s'arrête au moment où le besoin d'argent ou de reconnaissance sociale devient une préoccupation majeure, de sorte que tous les désirs, tous les idéaux, toute la force créatrice sont mobilisés vers l'acquisition de biens matériels. Jean-Christophe n'échappa pas à la règle et fit sa carrière entière dans un Grand Groupe Nucléaire, adaptant par petites touches ses opinions à la stratégie du Groupe. Longtemps écolo, il vota socialiste aux présidentielles puis la République En Marche par conviction. Il fit construire une belle maison solaire, et acheta un appartement à la montagne. Ses enfants grandirent et firent tous les trois une école de commerce. Jusqu'au jour où sa femme le quitta pour aller vivre avec l'architecte de sa maison écolo et demanda le divorce. Il lui laissa la maison, perdit nombre de ses amis et se replia dans un studio.

C'était le bon moment pour une relecture attentive et objective de son histoire personnelle afin de déterminer à quel moment il avait perdu le contrôle. Pourtant, Jean-Christophe avait toujours soigné sa tenue et sa forme physique, il avait tenu ses comptes avec rigueur et fait des économies qu'il avait investies judicieusement. Il avait conservé tous ses points de permis, était classé au scrabble et n'avait eu aucune relation extra-conjugale. Il scruta chaque étape de son existence et en conclut que chaque engagement avait été pris en pleine conscience. Il alla jusqu'à se réjouir de sa prétendue décision d'avoir poussé Jane dans les bras de cet excellent architecte dont on avait dit le plus grand bien. Ses enfants avaient coupé les ponts avec lui et il en était ravi également, car cela signifiait qu'il avait joué son rôle de père en les rendant autonomes. Cependant, quand il fut licencié à cinquante-neuf ans parce que le nucléaire coûtait trop cher, il éprouva quelque difficulté à se convaincre qu'il ait voulu et planifié ce licenciement. Il revisita à nouveau chaque étape de sa vie et dût se rendre à l'évidence : il n'avait jamais été un saumon qui remonte les torrents. Il n'était qu'une feuille d'automne piégée dans un vortex après un long voyage au gré du courant. Il n'avait jamais rien contrôlé tout en prétendant le contraire.

Lorsqu'il s'inscrivit à Pôle Emploi, des milliers de personnes étaient infectées par un virus dont on n'imaginait pas alors qu'il avait fait sa place à l'insu de tous. Dans un ultime sursaut pour prendre le contrôle, Jean-Christophe décida que la guerre contre le virus serait sa guerre, le studio son bunker d'où il dirigerait, seul, la bataille contre l'ennemi invisible. Hélas, il fut blessé dans les premiers combats – un jour d'élection municipale où il avait commis l'imprudence de serrer la main de l'élu de son cœur-. Guéri, il capitula et me supplia d'abandonner les métaphores guerrières et de le laisser voguer au fil de l'eau. Mais l'histoire était déjà finie: Jean-Christophe était sorti du vortex, il se laissait glisser dans le courant et n'avait plus envie de faire semblant.

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Shoganai : On ne peut rien y faire

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