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La vie dans le désert

Coma (1)

Pour les impromptus...

La semaine venait de se terminer par une idée lumineuse : il allait sortir du coma.

Sauveur était dans la chambre d'hôpital depuis exactement cent cinquante jours. Il était incapable de fournir au monde qui l'entourait autre chose qu'un encéphalogramme à peu près plat. Et pourtant, il n'avait pas renoncé à vivre et il avait plein de projets.

Au début, juste après l'accident de voiture, Sauveur était couvert de tubes. Des tubes sortaient de son nez, comme dans les séries télé. D'autres de son bras ou de son ventre. Il avait aussi d'énormes pansements. Malgré les apparences, il allait bien. Son pouls battait normalement. Sa tension était correcte. Il y avait juste cet encéphalogramme plat qui le chagrinait. Il aurait bien voulu expliquer aux médecins qu'il ne fallait pas se contenter d'un seul instrument de mesure pour juger de son état de santé. L'appareil n'avait pas été révisé depuis longtemps, c'était certain.
Il avait un autre problème: il ne pouvait pas bouger. Celui-là était un peu plus sérieux mais moins handicapant qu'il n'y paraissait car l'esprit de Sauveur avait vite compris qu'avec un corps dans un tel état, il était préférable de se sauver. Il avait fallu un peu d'entraînement car un corps, même déchiré et inerte, ça ne se quitte pas comme ça. Un corps, c'est très attachant, même quand il ne sert plus à rien.
Pendant que le corps de Sauveur se morfondait dans une chambre d'hôpital -  un coût énorme pour la collectivité, disait-on dans les couloirs - l'esprit de Sauveur vagabondait. Au début, timide, il se contentait de rester dans la chambre. Il rasait le plafond, pour ne pas déranger. Il observait les décolletés en V des blouses d'infirmières. Que voulez-vous ? quand on est dans le coma, on s'accroche à la vie et quoi de plus vivant que l'échancrure d'une blouse soulevée par une lente respiration. Il y avait aussi les visites. Ses collègues était venus régulièrement le premier mois, un peu moins le deuxième, plus du tout le troisième. Il ne pouvait pas leur en vouloir. Il n'était pas beau à voir et n'avait pas beaucoup de conversation. Lucie l'aimait. Lucie lui parlait. Elle lui disait des mots tendres, elle l'insultait, elle pleurait. Il avait bien essayé de lui répondre, mais ça ne semblait pas marcher. Logique. Lorsqu'un type dans le coma pourra se faire comprendre, ça se saura. Un jour, elle n'est plus venue et n'a pas pris la peine d'expliquer pourquoi.  Donc plus de Lucie. Juste une visite mensuelle du frangin qui s'installait dans le fauteuil avec un journal et s'endormait en ronflant bruyamment.

Pour se changer les idées, l'esprit de Sauveur s'évadait parfois sur le parking du CHU et accompagnait les fumeurs de cigarette qui se balançaient d'un pied sur l'autre. Il traînait dans les couloirs avec de futurs papas qui rongeaient leurs ongles, lisait les magazines féminins dans la salle d'attente par dessus l'épaule des gens. Il lui arrivait même de se laisser enfermer dans un Irm ou un Petscan, près du corps nu d'une belle effrayée. Juste pour la performance.

L'hiver avait fait place au printemps. L'esprit de Sauveur s'aventurait maintenant au-delà des limites de l'hôpital. Au bout du parking, il y avait un petit ruisseau et une haie d'arbres et derrière le ruisseau, il y avait un champ avec une jument et un âne. Ils étaient ses amis. Il percevaient sa présence et lui apportaient du réconfort.

Mais Sauveur n'oubliait pas son corps. Il s'imposait de retourner dans cet espace meurtri et étriqué dans lequel il se sentait chez lui. Il ne voulait pas manquer les soins, les rares visites, la tournée des médecins auprès desquels il glanait de maigres informations, et surtout, il y avait Ingrid.

Ingrid était kiné. Ingrid prenait Sauveur dans ses bras. Elle le massait, le palpait, le papouillait. Sauveur ne sentait rien, mais il aimait ces moments de sollicitude. Et puis, il lui arrivait d'observer depuis son plafond les larmes qui coulaient sur les joues d'Ingrid.

L'été était arrivé la semaine dernière. L'âne et la jument se faisaient des câlins au milieu du champ. L'herbe était tendre et haute. Ingrid était belle. Elle avait des épaules nues et fortes, des bras bronzés. Des gouttes de sueur perlaient sur son visage. Elle ne souriait pas. Elle était concentrée sur sa tâche, les yeux dans le vague et l'esprit ailleurs.

Sauveur connaissait son dossier par cœur. Boîte crânienne enfoncée, rafistolée. Coma de stade trois. Amputation du bras droit. Rien de bien amusant, mais la moelle épinière était en bon état. Il y avait un peu d'espoir.

Sauveur était résolu à sortir de son coma avant la fin de l'été.

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G
(mais si l'esprit de Sauveur s'aventure trop loin, il est à craindre qu'il ne retrouve plus le chemin - de son corps - ;-) )L'esprit d'Ingrid est ailleurs ... serait-il en train de survoler celui de Sauveur ? Bref, une histoire en même temps touchante et  très spirituelle :-)
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G
<br /> Merci pour les idées de suite...<br /> Car pour le moment, c'est pas bien clair ...<br /> <br /> <br />
P
Bon courage à lui.
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G
<br /> A moi plutôt, parce que je me demande toujours comment je vais le sortir de là...<br /> :)<br /> <br /> <br />