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La vie dans le désert

Train de l'est

Pour les impromptus, un texte ferroviaire. Je voudrais n'écrire que des textes qui se passent dans des trains ou des avions...



Nous étions dans ce compartiment de deuxième classe. Le hasard nous avait placé l'un en face de l'autre. Comme chaque dimanche soir, j'étais la seule femme au milieu d'une bande de bidasses légèrement éméchés qui ne cessaient d'échanger des blagues un peu lourdes. Ils parlaient fort et jetaient des regards appuyés dans ma direction, guettant une réaction ou un simple sourire qui leur permettrait d'engager la conversation. En ces temps déjà anciens, les trains du dimanche soir étaient une annexe des casernes de l'Est et la malheureuse étudiante qui se retrouvait au milieu de ces joyeux lurons devait construire toute une stratégie pour ne pas être importunée. J'avais tout essayé, faire semblant de dormir, me fâcher ou leur décocher des regards furibonds. Mais la solution la plus efficace était de m'absorber dans la lecture d'un bon roman. Le temps passait ainsi plus vite et j'oubliais mes turbulents compagnons, malgré les efforts qu'ils prodiguaient pour se faire remarquer. Ils finissaient ensuite par m'oublier, à tel point que parfois je me sentais seule et délaissée, toute pleine du cafard du dimanche soir.
Ce soir-là, le jeune garçon qui se tenait en face de moi baissait les yeux et lisait lui aussi. Il n'était pas soldat, en tout cas pas encore, car il avait de longs cheveux raides et une grande mèche qui lui barrait l'œil gauche, lui donnant un air de lévrier afghan avant la toilette. Il ne se mêlait pas aux conversations et semblait ne connaître personne. Je le voyais pour la première fois.
Le voyage durait deux heures avant d'arriver à Nancy. J'étais agitée et n'arrivais pas à lire. Je faisais juste semblant, en jetant de rapides coups d'oeils à cet étrange voisin. De temps en temps, nos regards se croisaient et je me replongeais aussitôt dans mon livre, toujours incapable d'en lire une ligne. Parfois, il regardait longuement par la fenêtre et contemplait la nuit. Je mis du temps à me rendre compte que c'était un stratagème pour observer mon reflet dans la vitre éclairée. C'était bon d'être regardée. Bien sûr, pleins de garçons passaient leur temps à m'observer sans que ça déclenche autre chose que de l'agacement. Mais là, c'était différent. Il me regardait d'un œil. Et surtout, j'aimais son regard. Il y avait une forme de curiosité et de bienveillance, et moi, je ressentais une douce attirance pour ce garçon. Le contrôleur est entré dans le compartiment. Mon jeune voisin a bougé la tête. Le mouvement de ses cheveux a dégagé pendant un bref instant la tache de vin qui lui mangeait une partie du front et de la paupière droite. Il a vu que je l'ai vu , puis il rentré dans sa coquille comme un escargot auquel on touche les antennes. Le reste du voyage fut morose. Je n'arrivai plus ensuite à capter à nouveau ce regard tronqué qui m'avait intriguée et attirée.

On s'est embrassé au cours de notre troisième voyage.

La suite, c'est notre vie à nous deux. Maintenant, il a soixante-deux ans et il est chauve. Il y a bien longtemps qu'il ne se cache plus derrière ses cheveux. Il répond gentiment à nos petits enfants qui lui posent des questions sur cette tache bizarre sur l'œil.

Il me dit que mon regard le protège pour la vie.
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G
J'aurais voulu me mettre dans la peau de John Malkovitch, mais c'était déjà pris, alors je me suis mis dans la peau d'Huguette.
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G
Merci bob2bob. Au forceps en ce moment, les mots...
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B
Chouette texte Gino.
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