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La vie dans le désert

Le parfum des livres

Je suis entré dans cette librairie comme on entre dans une pâtisserie. J'en avais envie. Pourtant, elle n'avait rien d'extraordinaire. Un espace de vente en centre ville comme on en voit dans les préfectures de province, avec deux étages, un escalator, des affiches, des best-sellers et des vendeurs compétents pour vous fourguer les best-sellers, les prix littéraires et les biographies d'hommes politiques.
J'ai acheté compulsivement une dizaine de livres de philo.
Je ne les ai pas lus.
Une semaine plus tard, même syndrome, même envie, mêmes achats compulsifs, sauf que cette fois, c'était des agendas pour la rentrée, un atlas, un dictionnaire Français-Polonais et une collection complète de bandes dessinées représentant une héroïne à forte poitrine chevauchant un dragon ailé.
—C'est bizarre, cet engouement pour les livres, me dit ma femme.
J'étais à la fois fier, car en dehors de ma collection reliée de Spirou, je n'avais eu jusqu'à présent aucun livre à la maison, et mal à l'aise car la présence de ces livres dans le salon amènerait obligatoirement des remarques ou des questions gênantes.
—Tiens Lucien, tu lis maintenant, c'est nouveau?
—Au fait Lucien, je vois que tu as le dernier Nothomb. T'en penses quoi ?
Au début, je résistais. Je m'imposais de ne passer à la librairie qu'une fois par semaine, mais l'envie d'acheter était décuplée et je rentrais les bras chargés de dizaines de livres. Puis, les barrières se sont rapidement levées et je suis entré en dépendance. J'y étais tous les jours.
Mon banquier était inquiet. Il faut dire que nous sommes amis depuis longtemps et qu'il arrange régulièrement mes affaires. Mais là, c'était différent. J'étais une menace.
—Tu as une maîtresse ?
—Non, j'investis.
—Tu parles d'un investissement!
Nos relations sont devenues tendues et strictement professionnelles. Mon petit patrimoine fondait à vue d'œil.
Mon couple se portait à merveille. Ma femme trouvait ça formidable que j'achète des livres. Elle était très fière de mon appétit de culture et de sa nouvelle bibliothèque. Elle disait que cela élevait notre niveau social.

Un soir, en quittant la librairie, j'ai emporté par erreur, sous ma pile de livres, une plaquette publicitaire. On pouvait lire ceci:

Depuis 2002, la société Olfax développe un savoir-faire spécifique axé sur l’olfaction comme facteur environnemental moteur. Cette démarche, issue d’une recherche permanente sur les impacts neuronaux et endocriniens des molécules olfactives, a permis le développement et la mise au point de composés et formules appliqués aux domaines de la culture et des media
L’expertise en olfaction fonctionnelle de Olfax (reconnue par l'UNESCO), et son avance en matière de recherche cognitive, lui ont permis d’aller au-delà des credo et des offres “automatiques” proposés sur les marchés traditionnels. Le développement de concepts nouveaux et la mise au point de produits exclusifs, dans le strict respect des législations les plus draconiennes, offrent ainsi une nouvelle vision de la culture, pour le plus grand profit de l'humanité et dans le pur respect des valeurs indispensables à un avenir durable.

Suivait une liste de produits commercialisés par Olfax. Je m'attardais longuement sur les produits connus sous le vocable d'attractants pour espaces culturels ou Parfums des Livres, vaporisés en petite quantité grâce à des diffuseurs spéciaux. 

J'appelais aussitôt la librairie en me faisant passer pour un commercial d'Olfax. A ma grande surprise je fus accueilli par de la colère et le libraire m'annonça qu'il allait résilier son contrat sur le champ. Ses affaires allaient mal. Certes il avait bien réussi à capter une nouvelle clientèle —qu'il qualifiait de gogos—, mais tous ses vieux clients l'avaient quitté. Il pensait que le produit commercialisé par Olfax avait littéralement modifié l'odeur des livres et que les amoureux du papier n'y trouvaient pas leur compte.

Après cet épisode douloureux, je ne suis plus retourné à la librairie et je me suis mis à lire les livres que j'avais achetés, d'abord avec assiduité, puis avec passion. Ma femme m'a rapidement traité d'intello chiant et m'a quitté pour un chef de rayon culturel chez Leclerc. J'ai commencé à traîner chez les bouquinistes où j'ai découvert l'odeur intime des livres anciens. Je suis retourné deux ans après dans la librairie. Je n'avais pas de rancune, juste une petite appréhension avant d'entrer. Je ne ressentais aucune pulsion. Le Parfum des Livres s'était évaporé et avait fait place à l'odeur forte et enveloppante du papier neuf.


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NDLA. La société Olfax est une pure invention mais la ressemblance avec une société existante n'est pas entièrement fortuite

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B
Ca me rappelle une époque de ma vie où j'étais comme hypnotisé par le parfum des rousses... 
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G
Très évocateur...
P
Se faire mener par le bout du nez ? ;-)
Répondre
G
Prax et Olfax...