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La vie dans le désert

Maiv Lig est à marier

Maiv Lig est à marier

Maiv Lig s'est levée de fort méchante humeur ce dimanche matin. Sa mère est plus que jamais décidée à vouloir la marier. Les tentatives précédentes se sont soldées par des fiascos. Maiv Lig est sûrement l'une des plus jolies jeunes femmes Hmong de Muong Hum, mais c'est aussi la plus réfractaire au mariage. A dix-sept ans, la perspective d'épouser un vieillard de trente cinq ans, alcoolique et violent comme ses sœurs ne la réjouit guère mais il lui est de plus en plus difficile de refuser les beaux partis qu'on lui présente.

Levée à 3 heures du matin, elle se lave au grand seau de bois dans un coin de la pièce commune, pas très loin de la cuisine et se réchauffe au feu que sa mère a allumé. Elle se cale le ventre avec une bouillie de maïs. Il fait froid et humide. Une brume légère enveloppe la montagne et la pleine lune peine à éclairer la scène. A vendre, il n'y a guère qu'un petit porcelet que porte Maiv Lig et de l'alcool de maïs, le même rượu ngô qui a emporté son père. Dans la hotte, gigote le petit cochon. Il est 6 heures du matin lorsqu'ils arrivent à Muong Hum et le jour se lève sur les rares maisons tubes du villages, constructions incongrues et symboles de réussite sociale pour les rares Kinh installés dans la région. La plupart sont des fonctionnaires dont le conjoint s'est mis à commercer et qui ont fait souche car l'activité de négoce avec les ethnies locales est devenue florissante grâce à l'argent injecté par le gouvernement.

Maiv Lig s'est jurée de ne jamais toucher à l'alcool et elle s'installe loin des escaliers où sa mère et les autres matrones font leur juteux commerce. Elle ne descend pas au marché tous les dimanches, seulement un sur deux, quand l'argent manque. Avant qu'il soit question de mariage, Maiv Lig pouvait passer du temps à papoter avec ses amies, à négocier des rubans ou des bijoux de pacotilles. Maintenant, c'est la même rengaine. Quand le cochon a changé de mains, quand l'alcool a coulé, les séances de présentation commencent. Maiv Lig les connaît tous, jeunes et vieux, riches et pauvres, beaux et laids. Elle ne veut pas de mari. Elle veut être mécano. Elle veut réparer des motos et un jour ouvrir son propre garage. Mais personne ne la laisse toucher les hondas. Une fille, ça se salit les mains avec la terre, pas avec la graisse, ça s'installe derrière son homme, la hotte sur le dos, le bébé calé contre le ventre, ça encaisse les secousses sur les chemins empierrés, ça serre le ventre et les poings, les fesses posées sur vingt centimètres carrés de selle dure.

Ce matin, la mère de Maiv Lig l'a laissée tranquille toute la matinée. Celle-ci a pu se promener sur le marché et discuter avec ses copines. Puis elle est allée au bout de la rue principale, observer les jeunes apprentis qui réparent les motos sous l'œil sévère du patron. Ils la connaissent mais ils n'ont pas le droit de lui parler. Comme à son habitude, elle se tait et elle regarde. Parfois, quand le patron est parti, on lui montre des trucs. On la laisse conduire. Elle apprend avec patience. Ce matin, un garçon qu'elle n'a jamais vu vient récupérer son vélomoteur.

- Il est beau, pense Maiv Lig du vélomoteur.

- Je lui plais , pense le garçon qui en pince pour cette jolie fille dont les longues mèches entourent un visage harmonieux, des yeux de jais, des pommettes légèrement saillantes, un menton légèrement anguleux, des dents blanches et bien rangées.
- Tu me la prêtes, dit Maiv Lig ?

- Je te prête quoi, dit le garçon ?

- Ta Honda neo-future 125cc à injection électronique.

- Je ne peux pas, c'est celle de mon frère. Et puis, tu ne sais pas conduire.

- Bien sûr que je sais conduire. Je sais aussi la réparer quand elle tombe en panne.

Tu te vantes.

- Demande aux garçons.

Les garçons font un signe affirmatif.

- D'accord, je te la prête, à condition…

Maiv Lig a déjà enfourché la Honda. Elle a actionné le démarreur électrique, enclenché la première, mais au lieu de tourner à gauche vers le marché, elle a franchi le pont de bois qui enjambe la rivière, et pris à droite la route de Lao Cai. Ce n'est plus qu'un point sur l'horizon quand le jeune garçon bredouille

- … à condition que tu te maries avec moi.

Nous sommes revenus plusieurs fois à Muong Hum sans revoir Maiv Lig, son beau visage et sa moto. Je la vois bien rouler, les cheveux au vent sur la route de Lao Cai, je la vois bien les mains pleines de cambouis démontant les roues de sa Honda au bord de la route à la nuit tombée, fuyant sa destinée et accomplissant son destin.

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