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La vie dans le désert

Encore raté ?


Rouen – 1975 – un dimanche de juin en fin d'après-midi

Lorsqu'on quitte la Seine et qu'on remonte la rue de la République, on passe devant l'église St Maclou et l'on débouche sur la place de l'Hôtel de Ville. Les bus circulent sur les pavés en produisant un son de pneu dégonflé. Les lieux sont calmes. Les étudiants sont rares, égaillés dans leurs villages, les bourgeois sont partis en week-end dans leur chaumière. Si on continue à monter, on longe le Balto et nous voilà devant une placette où sont garées anarchiquement des voitures pourries au milieu desquelles il y a ma fierté: ma 2CV.
Devant la place, le lycée, et c'est là où j'habite. L'année dernière, on était dix-huit dans un grande mansarde surplombant la Cour d'Honneur, par box de deux d'environ dix mètres carrés chacun. Je me souviens de mon premier jour de rentrée. Mon père n'est pas venu et a délégué mon installation à ma mère qui, dès la première minute de notre arrivée, s'est acoquinée avec une dame au fort accent portugais. C'était une des rares personnes qui lui ressemblât: quelqu'un de la campagne, quelqu'un d'à peu près aussi perdu qu'elle dans cette fabrique d'élite. L'affaire fut rondement menée. Je serai le cothurne de François-Xavier, l'homme aux charentaises, chrétien pratiquant, amoureux de sa Marie-Hélène, dont il attendra la majorité pour l'épouser. Notre compagnonnage aura duré un an. Maman avait tout de suite flairé le bon coup: ce type impeccable n'allait pas me pervertir. Mauvais calcul: il m'a servi de repoussoir.

Depuis mon arrivée à Rouen, je n'ai eu qu'une idée en tête, comme la plupart de mes compagnons: faire l'amour. Pendant cette première année de taupe, nous étions hermétiquement préservés de tout ce qui pouvait nous éloigner des maths et de la physique, si on met à part François-Xavier dont la sexualité, à défaut d'être épanouie, était programmée dans un futur immédiat comme on s'inscrit sur un court de tennis, les seize autres habitants des lieux n'avaient pas de perspectives aussi réjouissantes et plaçaient leur ambition de tirer un coup presque au même niveau que la réussite aux concours. En guise d'ersatz, nous nous cotisions pour acheter Lui et Playboy, où de jolies femmes exhibaient leur pilosité, et même Union, ouvrage plus technique qui parlait de vagins et de clitoris sans jamais les montrer. L'année suivante, j'ai eu dix-huit ans. Je n'étais pas majeur mais j'en avais la promesse car Giscard l'avait mis dans son programme. Par contre j'ai pu entrer dans les salles obscures et voir mes premiers films X. Je me suis recroquevillé dans des fauteuils de velours rouge éventrés devant des images de filles enlacées et gémissantes dérangées de temps en temps par un éphèbe dont on ne voyait jamais la queue.
Un an après, j'ai changé. Ca s'est fait progressivement. Je suis majeur. Je lis Wilhelm Reich et la Gueule Ouverte, je conduis ma voiture et participe aux manifs antinucléaires contre Paluel et Penly. Je tombe amoureux plusieurs fois par semaine mais je ne confonds plus le sexe et l'amour. L'amour, c'est cet état de bien-être extrême lorsqu'on croise une jolie fille au parfum délicat et aux longs cheveux défaits. Le sexe, c'est lorsqu'on ferme les yeux en pensant à la même jeune fille sous la douche ou dans les toilettes. J'ai toujours envie de le faire pour de vrai, mais la chose est devenue tellement abstraite et inaccessible que dans mon maigre temps libre, je me suis reconverti dans l'amitié virile, l'écoute des émissions de radio, le cinéma italien et la politique. Surtout, j'ai quitté le dortoir et après les cours, après les colles, je partage mes soirées avec Jean-Paul, un copain noir, dans une chambre en dur et une vraie relation de camaraderie sans chichi, avec vue sur les ruelles les plus sordides de Rouen, dont certaines n'ont pas changé depuis l'époque on y a rôti la Pucelle.

Le dimanche soir, il n'y a personne dans le bahut, à part les Normen de la section norvégienne qui vivent à l'écart de leurs lointains mais si proches cousins Normands et le veilleur qui prend ses quartiers de nuit. Il n'y a que deux endroits pour faire le mur lorsqu'on dépasse minuit, et c'est toujours un exercice difficile pour qui ne tient pas bien l'alcool comme moi, car le mur est délabré. Un jour, une brique a lâché et m'est tombée sur l'arcade sourcilière. C'est plein de sang et à moitié groggy que je suis rentré dans ma chambre. Le veilleur a demandé de mes nouvelles le lendemain, preuve qu'il avait assisté à la scène. Un bon veilleur de nuit doit savoir fermer les yeux.
Il y a deux sortes de dimanche soir, celui qui met fin à un week-end déprimant où je n'ai pas réussi à suivre le planning de travail insensé que je me suis imposé et celui qui met fin à un week-end familial et deux heures de route à une vitesse ridicule dans ma 2CV sans freins et sans essuie-glaces à travers le brouillard gluant du Pays de Caux. Si la voiture m'a apporté la liberté, elle m'a aussi apporté les emmerdements, l'un n'allant pas sans l'autre, et au premier rang desquels, les pannes d'essence. Sur ce modèle de 1960, la jauge est manuelle et il faut sortir de la voiture pour contrôler le niveau. C'est ça ou revenir à l'époque où l'homme de Neandertal n'avait pas le permis de conduire.

Nous sommes entrés dans cette période d'attente où les écrits sont passés et où l'on attend la convocation à d'éventuels oraux. La pression est retombée légèrement et les révisions se font au soleil.  Ce week-end j'avais prévu de rejoindre ma famille et d'aller à la plage, car la radio nous avait prédit un temps magnifique. Hier midi, après le devoir surveillé du samedi, j'ai couru jusqu'au parking pour démarrer la deuche. Elle n'a pas voulu. J'ai pesté contre ma meilleure ennemie qui me lâchait au mauvais moment et je suis allé à la gare pour prendre un train pour Dieppe où Papa pourrait venir me chercher. Mon billet composté (ils ont installé plein de ces machines oranges), je suis descendu sur le quai. J'avais beaucoup d'avance. Le train était là. Je suis monté et je me suis instantanément endormi.
Je ne suis pas un élève très brillant mais il est un domaine ou personne ne peut me surpasser: je peux m'endormir n'importe où, très vite, pour une durée paramétrable: chez le dentiste, dans les toilettes d'un bar, et même au milieu d'une composition de dessin industriel sur une de ces grandes tables dont on peut régler la hauteur – une vraie provocation. D'ailleurs depuis le début où j'ai écrit ces quelques lignes, j'ai déjà fait deux siestes.

Je me suis réveillé au beau milieu de la gare de triage de Sotteville à quelques kilomètres de mon point de départ. Il devait y avoir un panneau du genre "ce train ne prend pas de voyageur" que je n'ai pas vu car je suis aussi très distrait. Tout compte fait, ça ne fait pas cher le voyage puisque j'ai eu la micheline pour moi tout seul. Le soleil baissait un peu et me brûlait à travers la vitre. Je suis descendu et j'ai traversé les voies avec la sensation étrange d'avoir été transporté dans un endroit où personne ne va jamais, à part quelques conducteurs moustachus à casquette. J'ai enjambé, solitaire, les rails les uns après les autres vers l'ouest, dos au fleuve. Je me suis extrait de ce no man's land si proche de la ville et j'ai marché au milieu de rues bordées de petites maisons défraîchies. Je suis entré dans un bar tabac pour demander mon chemin lorsque quelqu'un m'a interpellé. C'était un ami de mon père, ou plutôt une relation. Quand j'étais plus jeune, pendant mes vacances, mon père m'a souvent emmené dans ses rendez-vous professionnels. Je ne comprenais rien à ce qui se passait mais j'aimais bien parce qu'il y avait toujours un resto à la fin. Monsieur Roussel est un client de longue date. Il est même venu manger à la maison avec sa femme et sa fille. Papa m'a appris la différence entre client et fournisseur. Un client c'est quelqu'un avec qui on devient ami, alors qu'un fournisseur c'est juste un pote. Je soupçonne que sa conception très fraternelle des affaires a quelque chose à voir avec la débâcle financière dans laquelle nous pataugeons depuis plusieurs années.

Il se trouve que Monsieur Roussel vient chercher son magazine préféré tous les samedi dans le même bar-tabac. Lorsqu'il m'a aperçu, il m'a aussitôt invité chez lui. Je ne sais pas comment il m'a reconnu car la dernière fois qu'on s'est vus, dans une brasserie de Rouen, je devais avoir une moustache naissante et une voix qui hésitait entre soprane et baryton. Puisque de toute façon mon week-end au bord de mer n'était plus d'actualité, j'ai accepté l'invitation.
Caroline n'a que dix-sept ans et elle est va rentrer en terminale. Elle a la peau légèrement hâlée, les cheveux blonds et fins et de grands yeux noirs dont je suis tombé aussitôt amoureux d'un amour sans espoir: la dernière fois que j'ai courtisé une fille, j'ai mis six mois pour l'inviter à boire un café, douze pour l'emmener faire une ballade en plein hiver sous une pluie battante et dix-huit pour me la faire piquer par un idiot, qui plus est le dernier de la classe, et tout ça sans avoir eu le temps de l'embrasser.
Monsieur Roussel m'a proposé de nous emmener dans sa maison de campagne car il devait tondre la pelouse et faire quelques menus travaux d'entretien. Nous sommes montés dans sa Renault seize, Caroline et moi sur la banquette arrière. Madame Roussel, de son siège avant, se retournait sans cesse pour contrôler la situation. Monsieur Roussel fumait comme un pompier et se faisait gronder parce que ça sentait trop fort. Caroline ne disait rien et esquissait de temps en temps un sourire un peu narquois dans ma direction (du genre, mon coco, tu crois que je ne te vois pas venir). Au milieu de la banquette, il y avait des sacs informes que Madame Roussel avait certainement placés à dessein pour nous séparer. Monsieur conduisait vite et bien, selon son propre avis corroboré par Madame qui opinait du chef. Il approuvait la réélection de Lecanuet à la mairie de Rouen, honnissait les anarchistes qui cassaient les vitrines de la rue Jeanne d'Arc, détestait le projet d'église sur la place du Vieux Marché et le disait fort en exhalant la fumée de sa gitane sans filtre. Je lui répliquai du tac au tac que c'était la première fois qu'un toit d'église prenait la forme d'un hyperboloïde. Puis Caroline s'est endormie malgré le caractère captivant de la conversation et j'ai pu la regarder sans me cacher tout en continuant à donner une réplique timide et polie aux éclats de voix de son père.

Une fois arrivé dans leur maison de campagne, j'ai compris que les Roussel avait des projets pour moi. J'avais eu le malheur de  proposer mes services pour tondre la pelouse, mais appeler "pelouse" deux mille mètres carrés de pâture d'herbes folles et de chardon, c'était un rien gonflé. Il m'était difficile de revenir en arrière, d'autant plus qu'ils s'étaient rapidement éclipsés, partis chez je-ne-sais-quel voisin et me laissant seul aux prises avec une tondeuse vociférante et un rhume des foins. A leur retour deux heures plus tard, on a pris le temps de me féliciter pour avoir tondu autour de la terrasse, puis on a sorti les volants et les raquettes et j'ai dû jouer au badminton sur l'herbe fraichement coupée avec Madame pendant que Caroline et son père lisaient des magazines dans leur chaise longue. J'ai pourri mes Stan Smith toutes neuves avec la chlorophylle.

Les voisins avaient fourni du cidre bouché et du calvados et la soirée de décontracta lorsque les premières bulles apparurent, puis devint franchement hilare quand les premiers trous normands se formèrent. Monsieur Roussel voulait absolument fêter ma majorité récente et ma future réussite aux concours:
— D'ailleurs notre propre fille a précisément l'intention de faire une prépa lorsqu'elle aurait décroché son bac et ce serait bien si tu pouvais – je peux te tutoyer n'est-ce pas ?- lui expliquer comment ça se passe, parce que nous, tu comprends, nous on s'est arrêté au certificat d'études, ce qui n'était déjà pas mal pour l'époque.
 Je suis devenu d'un coup l'objet de l'attention de cette famille qui, après m'avoir fait subir un test physique assez bourrin, sondaient à présent mes connaissances et mon intelligence et peut-être qui-sait ma capacité à épouser un jour la fille, le tout dans un grand élan alcoolique et tabagique (j'ai fumé là mes premières gitanes sans filtre). Je leur ai raconté les cours avec le gros Monsieur Schultz et la minuscule Madame Simonetti, les colles, les devoirs du samedi matin. J'ai omis de mentionner le bizutage et la dérive pornographique dont j'avais honte à présent. J'avais cette perception exacerbée par l'alcool d'être l'homme le plus intelligent et le plus aimé que la terre ait porté. Quant à Caroline, elle avait eu le droit exceptionnellement de boire un peu pour fêter ça, ce qui la rendait délicieusement pompette.
Ma parole s'est dissoute progressivement dans les brumes épaisses des spécialités cauchoises. J'ai rejoint péniblement la chambre d'amis et le lit minuscule où, plus tard, Caroline est venue se glisser en silence au milieu de la nuit. Je me souviens de l'avoir prise dans mes bras et de lui avoir caressé les cheveux et le visage, je me souviens de l'odeur de calva de sa peau et de sa bouche, de la fermeté de ce corps collé au mien et de plein d'autres détails réalistes et beaux.
Au réveil, le champ du coq m'a réveillé avant le lever du jour, me confrontant à la puissance de mon rêve. Comme il n'y avait la place que pour une seule personne dans le lit, c'est dans ma tête que Caroline s'était glissée, comme toutes les autres qui l'avaient précédée… J'avais la nausée et j'étais en manque d'elle. J'avais vraiment une sale tête au petit déjeuner. Pas rasé, pas coiffé, pas faim, malheureux, triste, désespéré que quelqu'un d'autre que ma mère m'aime un jour (mais franchement, qu'est-ce que j'avais de moins que les autres ?), j'ai empoigné la tondeuse à gazon et fini le boulot. Nous avons déjeuné dans l'herbe au bout du champ, près de la rivière où les martins-pêcheurs piquaient sur l'eau. Je faisais bonne figure. Caroline était insolente de beauté, presque provocante, ce qui accentuait mon malaise.
Le retour en voiture m'a achevé. Monsieur Roussel a voulu que je m'installe devant pour lui faire la conversation car il avait lui aussi le foie un peu fatigué. Mais moi j'en étais incapable et assurai le service minimum. A ma demande, il m'a déposé sur les quais de Seine. J'avais besoin de prendre l'air. Poignées de mains viriles. Caroline m'a regardé droit dans les yeux en me disant "à bientôt", ce qui a fait naître une minuscule halo d'espoir.
J'ai remonté la rue de la République, traversé la place de l'Hôtel de Ville où j'ai salué Monsieur Lecanuet - de loin -, je suis passé devant le Balto (fermé le dimanche) et suis rentré dans mon bahut. Le veilleur de nuit discutait avec des terminales avant de prendre son service. Il m'a fait un petit signe amical. Je n'avais pas faim. Juste envie d'aller dormir.
En vidant les poches de mon pantalon, j'ai trouvé une feuille de papier plié en quatre sur laquelle on avait écrit d'une écriture ronde:
"Tu ronfles trop, je m'en vais. On se voit le week-end prochain?"

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G
<br /> J'aime beaucoup. On dirait plus un passage d'un roman (ton prochain ?) qu'une nouvelle d'un blog. Tu te lances dans l'autobiographique ? :p<br />
Répondre
G
<br /> <br /> Bien vu. C'est un morceau de roman, mais pas autobiographique (juste que l'expérience vécue est une source inépuisable d'écriture). Je l'ai mis sur le blog pour tester son impact. l'idée générale<br /> est une succession de tableaux sur une durée de n années, avec une intrigue et une chute... ;-). Autant dire que c'est pas gagné...<br /> <br /> <br /> <br />