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La vie dans le désert

7+1=8

Ce jour là, la vie d’André Bonheur a basculé.

La veille au soir, en bon chrétien, André Bonheur avait soulevé son énorme bible et au lieu de s’en servir comme rehausseur de siège pour manger son brouet quotidien (il était à la fois petit, pauvre et amateur de mots disparus), il avait eu l’étrange idée de l’ouvrir et de la parcourir. L’ouvrage était en bon état si l’on excepte les traces de soupe séchée sur la couverture. Il fleurait le papier ancien, vous savez cette odeur de vieux qui rend folles les souris. Les pages étaient raides, légèrement jaunies. Assurément, ce n’était pas du papier bible et le livre était si gros qu’André le gardait toujours dans sa cuisine, à portée de bras.
Il lut.
”Au commencement, Dieu créa les cieux et la terre. La terre était informe et vide: il y avait des ténèbres à la surface de l'abîme, et l'esprit de Dieu se mouvait au-dessus des eaux. Dieu dit: Que la lumière soit! Et la lumière fut. Dieu vit que la lumière était bonne; et Dieu sépara la lumière d'avec les ténèbres.  Dieu appela la lumière jour, et il appela les ténèbres nuit. Ainsi, il y eut un soir, et il y eut un matin: ce fut le premier jour”

André frissonna et se dit qu’il n’aurait pas aimé vivre sur terre avant l’apparition providentielle de Dieu. Il poursuivit sa lecture et sauta plusieurs pages car il était pressé de voir le passage où l’on parle de l’homme et surtout de la femme…

“Ainsi, il y eut un soir, et il y eut un matin: ce fut le cinquième jour. Dieu dit: Que la terre produise des animaux vivants selon leur espèce, du bétail, des reptiles et des animaux terrestres, selon leur espèce. Et cela fut ainsi.  Dieu fit les animaux de la terre selon leur espèce, le bétail selon son espèce, et tous les reptiles de la terre selon leur espèce. Dieu vit que cela était bon.  Puis Dieu dit: Faisons l'homme à notre image, selon notre ressemblance, et qu'il domine sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, sur le bétail, sur toute la terre, et sur tous les reptiles qui rampent sur la terre. Dieu créa l'homme à son image, il le créa à l'image de Dieu, il créa l'homme et la femme. Dieu les bénit, et Dieu leur dit: Soyez féconds, multipliez, remplissez la terre, et l'assujettissez; et dominez sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, et sur tout animal qui se meut sur la terre.”

André regarda avec condescendance son canari. Il est des jours où il est bon d’être un homme. Il avait été un peu déçu par le passage sur la femme. Il s’attendait à plus de détails croustillants. Il continua sa lecture.

" Dieu fit une pause et se reposa. Il bénit le septième jour, et il le sanctifia, parce qu'en ce jour il se reposa de toute son oeuvre qu'il avait créée en la faisant »

Satisfait, André allait se préparer à manger, lorsque son regard se porta sur les lignes suivantes :

Au lendemain du septième jour, Dieu décida d’aller faire les courses car son frigo était vide. Il apporta un caddy plein de plantes et d’animaux frais et congelés à l’homme et à la femme et leur dit: remplissez comme moi votre caddy, car ainsi vous n’aurez jamais faim. Comme il n’avait acheté que des produits de qualité, il vit tout de suite que cela était bon. Puis il bénit le huitième jour.

André lut et relut ce passage. Pas de doute, il y avait bien un huitième jour, consacré non pas au repos, mais à la bouffe !

Il referma sa bible, la posa sur le siège et commença à manger la soupe froide en se disant qu’il avait loupé quelque chose à ne pas lire sa bible depuis 140 trimestres.
Il faut dire qu’André attendait la retraite avec impatience. Il conduisait un énorme engin de chantier dans une mine à ciel ouvert, la dernière encore en exploitation en France. Son statut d’ouvrier de la mine lui donnait quelques avantages en nature (dont le brouet apporté à domicile), ainsi qu’une retraite anticipée pour cause de travaux pénibles.

André fit une mauvaise nuit. Cette histoire de 8ème jour le tracassait.

Le matin suivant, lorsqu’il se leva, il se dirigea dans la cuisine et arracha la page de son éphéméride. Il adorait faire ce geste matinal qui lui permettait de rendre connaissance d'informations aussi capitales que les phases de la lune, le saint et le dicton du jour.

Il lut :

Vivendi 30 novembre
St Michel-Edouard
« Saint Michel-Edouard, caddy plein,
sinon ceinture jusqu’à la Saint Glin-Glin »


André Bonheur fut frappé de consternation. Vivendi. Qu’est-ce que ça voulait dire ? Et ce proverbe ridicule ? Jamais entendu parlé ! Choqué, il décida de se faire porter pâle. Il chercha une excuse plausible et téléphona au boulot pour annoncer qu’il avait une méchante intoxication alimentaire. L’équipe de jour s’accommoderait de son absence. Il s’entendait bien avec ses collègues de travail.

À huit heures, comme à l’habitude, Mademoiselle Duval, sonna à la porte. Cette jolie fille brune et sexy était sa femme de ménage. Elle avait trouvé ce petit job qui lui permettait de payer ses études et cet arrangement convenait parfaitement à André. Il avait tout juste les moyens de la payer, mais c’était la seule façon d’avoir une femme chez lui. Il était convenu qu’André partait travailler dès son arrivée, ce qui limitait leur cohabitation au strict minimum. André, de toute façon, n’avait pas envie de s’attacher.

Blanche Duval vit l’air soucieux d’André et fut contrariée lorsqu’il annonça qu’il n’allait pas travailler. Il la rassura en lui disant qu’il partait faire les courses derechef. Aussitôt, André démarra sa quatraile et se rendit à l’hypère.

Comme il se promenait, minuscule dans les immenses allées du géant, il rencontra Maurice qui poussait son caddy. Ils furent tous les deux surpris et gênés. Maurice lui expliqua qu’il avait dû prendre une journée de congés parce que son acariâtre belle-mère arrivait à l’improviste et qu’il n’y avait rien dans le frigo. Il rencontra Raymond au rayon boucherie, Robert fortement enrhumé au poisson, René au rayon traiteur, Gérard aux vins et spiritueux, Didier aux produits frais en extase devant les yaourts nature et Lucien à la caisse endormi sur son caddy. Tout le monde était dans ses petits souliers.

L’équipe de jour au complet était au supermarché !!! Tous les huit !

André rentra chez lui, songeur. Il se demanda ce qui avait poussé Maurice Grincheux, Raymond Proffe, Robert Hatchoum, René Joyeux, Gérard Thimid, Didier Simplet et Lucien Dormeur à ne pas aller travailler ce jour-là.
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