13 Novembre 2006
Qu'est-ce qui fait qu'une conversation s'engage entre deux personnes absolument étrangères et se poursuit pendant de longues minutes voire de longues heures ?
C'est à moi que vous posez la question ?
Oui à vous, qui me paraissez si sympathique, quoique quelque peu avachi sur ce banc public de la place Gambetta.
Evariste
Pour la réponse, je dirais, l'oisiveté. Vous avez raison pour l'avachi, mais méfiez-vous tout de même. Derrière chaque avachi sommeille un homme. Sous l'homme, il y a le banc et sous le banc, il y a mon chien.
Anselme
Je vous donne la bonne réponse. C'est la qualité du fil.
Evariste
De quel fil parlez-vous?
Le fil de la discussion: quelque chose de très fin, de très fragile, souvent prêt à se rompre et qui ne tient que par la volonté de deux esprits conciliants.
Evariste
C'est pour me dire ça que vous avez interrompu le fil de mes propres rêveries. C'est une métaphore bien banale que vous me servez là. Qui vous dit que je souhaite tisser des liens avec un inconnu ?
Anselme
Qui parle de tisser?. Je vous parle de fil. D'un seul fil. Vous souhaitez le couper, manifestement? Ma bobine ne vous revient pas ? Eh bien, tirons-le d'un coup sec, ce fil, et ce sera fini. J'aurai disparu de votre vue dans quelques minutes, et dans quelques heures de votre mémoire.
Evariste
Allons, ne vous fâchez pas. De toute façon, je n'ai rien à faire. Alors rêver ou discuter, quelle différence ? Savez-vous que mes rêves sont devenus monosyllabiques, ces derniers temps.
Anselme
Monosyllabiques ?
Evariste
C'est ainsi que ça se passe. Je m'installe sur le banc. Je ferme les yeux et je me mets à rêver de monosyllabes.
Anselme
J'ai bien du mal à suivre le fil de votre pensée. Croyez-moi, je tiens beaucoup à ce que cette conversation soit une réussite, beaucoup plus que vous ne pouvez l'imaginer. Comment pouvez vous rêver de monosyllabes ?
Evariste
C'est très simple. Le banc est dur. La vie est triste. Le chien tire sur la laisse et je rêve que je suis jeune, gai, fou, chic, vif, un peu snob, pas con, beau gosse, et que la vue m'est...
Anselme (l'interrompant)
Je crois que j'ai compris.
Vous avez interrompu mon rêve. Pourtant j'étais bien parti. Voyez-vous, j'adore rêver en compagnie de mon chien. Les rêves arrivent tout seul, par vagues successives. C'est voluptueux.
Je n'en doute pas, mais je ne suis pas sûr de rentrer complètement dans votre univers. Vous savez, mon domaine de prédilection, c'est le temps.
Evariste
Le temps qui passe ?
Anselme
Non le temps qu'il fait.
La même conversation en anglais nous aurait fait économiser quelques lignes. Qu'est-ce qui vous intéresse dans le temps qu'il fait ?
Anselme
Tout. Mais surtout les fils que le temps tend entre le passé et le futur. J'ai acquis une certaine dextérité à les dénouer. Par exemple, voyez-vous ces nuages filandreux au loin. Ce sont des nuages de beau temps. Il fait beau depuis plusieurs jours et il fera encore beau demain. Par contre après-demain, le temps va se gâter. On annonce une perturbation d'ouest et de fortes averses.
Evariste
Mon dieu, c'est aussi beau que la météo. Dire que je n'ai pas fermé mes fenêtres.
Anselme
Vous ne m'avez pas vraiment écouté.
Evariste
Si absolument, d'ailleurs je dois vous quitter de ce pas car j'ai laissé les fenêtres ouvertes.
Anselme
Permettez-moi d'insister: aujourd'hui et demain, il fera beau. Après-demain, seulement après-demain, il y aura de la pluie. Vous faut-il tant de temps pour rentrer chez vous.
Evariste
Hélas, monsieur, mais...
Anselme
Appelez moi Anselme. Et vous ...êtes...
Evariste
Mon nom est Evariste, mais vous pourrez m'appeler juste Evariste. Je voulais vous dire, monsieur Anselme, qu'il me faut quarante-huit heures pour rentrer chez moi.
Anselme
A pied?
Evariste
Oui bien sûr. A pied.
Anselme
Vous habitez loin?
Evariste
Non mais j'ai horreur d'être en retard.
Anselme
Vous prenez votre temps ?
Evariste
Je prends votre temps et vous prenez le mien. Nous sommes engagés vous et moi dans une conversation qui peut durer. Normalement, dix-sept minutes devraient me suffire pour rentrer chez moi, mais pour tenir compte des alea de l'existence, je majore toujours un peu. C'est ce qu'on appelle le "pied de pilote".
Anselme
Qu'est-ce qui vous fait penser que cette conversation va durer deux jours?
Evariste
Le beau temps, que vous vous plûtes à décrire. Le beau temps allonge les minutes, étire les heures comme le fuseau horaire sur lequel s'enroule le fil finement cardé de notre conversation. Le beau temps engendre l'oisiveté. Mon chien ne s'y trompe pas.
Anselme
Je vous ai converti. Vous cardez les heures.
Evariste
Et vous, vous peignez le temps.
Anselme
Les cirrus n'ont pas besoin d'être peignés.
Evariste
...
Anselme
...
Evariste
Je crois que nous devons nous quitter
Anselme
Il me semble que le fil a été rompu. Un moment d'inattention, et voilà, c'est fini.
Evariste
Ravi d'avoir fait votre connaissance
Anselme
Au plaisir de vous revoir.
Evariste
Tout le plaisir sera pour moi
Anselme s'éloigne. Evariste lève les yeux au ciel, puis il cherche sa canne et se met debout avec peine. Il s'éloigne, d'un pas mal assuré, guidé par son chien.