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La vie dans le désert

Le fil

Anselme

Qu'est-ce qui fait qu'une conversation s'engage entre deux personnes absolument étrangères et se poursuit pendant de longues minutes voire de longues heures ?

Evariste

C'est à moi que vous posez la question ?

Anselme

Oui à vous, qui me paraissez si sympathique, quoique quelque peu avachi sur ce banc public de la place Gambetta.

Evariste

Pour la réponse, je dirais, l'oisiveté. Vous avez raison pour l'avachi, mais méfiez-vous tout de même. Derrière chaque avachi sommeille un homme. Sous l'homme, il y a le banc et sous le banc, il y a mon chien.

Anselme

Je vous donne la bonne réponse. C'est la qualité du fil.

Evariste

De quel fil parlez-vous?

Anselme

Le fil de la discussion: quelque chose de très fin, de très fragile, souvent prêt à se rompre et qui ne tient que par la volonté de deux esprits conciliants.

Evariste

C'est pour me dire ça que vous avez interrompu le fil de mes propres rêveries. C'est une métaphore bien banale que vous me servez là. Qui vous dit que je souhaite tisser des liens avec un inconnu ?

Anselme

Qui parle de tisser?. Je vous parle de fil. D'un seul fil. Vous souhaitez le couper, manifestement? Ma bobine ne vous revient pas ? Eh bien, tirons-le d'un coup sec, ce fil, et ce sera fini. J'aurai disparu de votre vue dans quelques minutes, et dans quelques heures de votre mémoire.

Evariste

Allons, ne vous fâchez pas. De toute façon, je n'ai rien à faire. Alors rêver ou discuter, quelle différence ? Savez-vous que mes rêves sont devenus monosyllabiques, ces derniers temps.

Anselme

Monosyllabiques ?

Evariste

C'est ainsi que ça se passe. Je m'installe sur le banc. Je ferme les yeux et je me mets à rêver de monosyllabes.

Anselme

J'ai bien du mal à suivre le fil de votre pensée. Croyez-moi, je tiens beaucoup à ce que cette conversation soit une réussite, beaucoup plus que vous ne pouvez l'imaginer. Comment pouvez vous rêver de monosyllabes ?

Evariste

C'est très simple. Le banc est dur. La vie est triste. Le chien tire sur la laisse et je rêve que je suis jeune, gai, fou, chic, vif, un peu snob, pas con, beau gosse, et que la vue m'est...

Anselme (l'interrompant)

Je crois que j'ai compris.

Evariste

Vous avez interrompu mon rêve. Pourtant j'étais bien parti. Voyez-vous, j'adore rêver en compagnie de mon chien. Les rêves arrivent tout seul, par vagues successives. C'est voluptueux.

Anselme

Je n'en doute pas, mais je ne suis pas sûr de rentrer complètement dans votre univers. Vous savez, mon domaine de prédilection, c'est le temps.

Evariste

Le temps qui passe ?

Anselme

Non le temps qu'il fait.

Evariste

La même conversation en anglais nous aurait fait économiser quelques lignes. Qu'est-ce qui vous intéresse dans le temps qu'il fait ?

Anselme

Tout. Mais surtout les fils que le temps tend entre le passé et le futur. J'ai acquis une certaine dextérité à les dénouer. Par exemple, voyez-vous ces nuages filandreux au loin. Ce sont des nuages de beau temps. Il fait beau depuis plusieurs jours et il fera encore beau demain. Par contre après-demain, le temps va se gâter. On annonce une perturbation d'ouest et de fortes averses.

Evariste

Mon dieu, c'est aussi beau que la météo. Dire que je n'ai pas fermé mes fenêtres.

Anselme

Vous ne m'avez pas vraiment écouté.

Evariste

Si absolument, d'ailleurs je dois vous quitter de ce pas car j'ai laissé les fenêtres ouvertes.

Anselme

Permettez-moi d'insister: aujourd'hui et demain, il fera beau. Après-demain, seulement après-demain, il y aura de la pluie. Vous faut-il tant de temps pour rentrer chez vous.

Evariste

Hélas, monsieur, mais...

Anselme

Appelez moi Anselme. Et vous ...êtes...

Evariste

Mon nom est Evariste, mais vous pourrez m'appeler juste Evariste. Je voulais vous dire, monsieur Anselme, qu'il me faut quarante-huit heures pour rentrer chez moi.

Anselme

A pied?

Evariste

Oui bien sûr. A pied.

Anselme

Vous habitez loin?

Evariste

Non mais j'ai horreur d'être en retard.

Anselme

Vous prenez votre temps ?

Evariste

Je prends votre temps et vous prenez le mien. Nous sommes engagés vous et moi dans une conversation qui peut durer. Normalement, dix-sept minutes devraient me suffire pour rentrer chez moi, mais pour tenir compte des alea de l'existence, je majore toujours un peu. C'est ce qu'on appelle le "pied de pilote".

Anselme

Qu'est-ce qui vous fait penser que cette conversation va durer deux jours?

Evariste

Le beau temps, que vous vous plûtes à décrire. Le beau temps allonge les minutes, étire les heures comme le fuseau horaire sur lequel s'enroule le fil finement cardé de notre conversation. Le beau temps engendre l'oisiveté. Mon chien ne s'y trompe pas.

Anselme

Je vous ai converti. Vous cardez les heures.

Evariste

Et vous, vous peignez le temps.

Anselme

Les cirrus n'ont pas besoin d'être peignés.

Evariste

...

Anselme

...

Evariste

Je crois que nous devons nous quitter

Anselme

Il me semble que le fil a été rompu. Un moment d'inattention, et voilà, c'est fini.

Evariste

Ravi d'avoir fait votre connaissance

Anselme

Au plaisir de vous revoir.

Evariste

Tout le plaisir sera pour moi
 

Anselme s'éloigne. Evariste lève les yeux au ciel, puis il cherche sa canne et se met debout avec peine. Il s'éloigne, d'un pas mal assuré, guidé par son chien.

 

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M
Très chouette texte.<br /> C'est vrai que nous passons notre temps à nous manquer et à refuser de tenir le même fil.<br /> Que l'on soit aveugle ou pas.<br /> Ce n'est pas une question de sens (bon ou contre) c'est une question de foi.<br /> J'aime bien : "Les cirrus n'ont pas besoin d'être peignés"<br /> Ils ont besoin d'être plaints (ou pleins) Je m'entends...<br /> A+
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G
c'est aussi une question de paresse et d'aveuglement...
O
Un pirouette, debout sur un banc avec un chien en laisse, ça compte pour le bac non?                                                                    
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V
Bonjour Gino,<br /> <br /> Je passe en funambule optique, prenant soin de ne pas me retrouver dans l’après-demain d’averse.<br /> <br /> Et quand bien même l’eau s’en venait à tomber d’en haut, je fermerai alors doucement les yeux, plaquant fermement mon visage au ciel. <br /> Et puis je lui tirerai tout bonnement la langue, les mains bien accrochées aux cordes.<br />
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G
merci d'être passée.
C
Parfois, tu me fais penser à Delphine..... et d'ailleurs, je lui ai retourné le compliment !  ;-)
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G
Merci pour le compliment (j'ai mis du temps, mais j'ai trouvé jamaisvertige qui donne le vertige). <br /> Mais que c'est dur d'écrire...
O
"Je n'en doute pas mais je ne suis par sûr (e) de rentrer complètement dans votre univers... " Je viens régulièrement m'asseoir sur le banc de GIno Gordon. Je l'écoute, souvent en silence. En ce moment j'attends qu'il reprenne le bac.
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G
A force d'être dans le désert, je me mets à avoir peur de l'eau...(oui ça s'appelle une pirouette).