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La vie dans le désert

La poussière



Goodwin en avait marre et regrettait d'avoir pété son émetteur HF.

Trente cinq ans de métier et toujours la même routine. Des années qu'il passait ses journées en planque pour un adultère ou une fugue. Les clients payaient bien, mais Hollywood n'était plus tout à fait l'endroit magique qu'il avait connu du temps où il sillonnait les routes de Californie au volant de la vieille Chrystler de son boss, le vieux Marlowe. La poussière était rouge du soleil couchant sur la houle du Pacifique. Ses yeux et ses oreilles étaient pleins de cette poussière qui lui donnait un air de hobo. Hobo Goodwin, le privé le plus chic et le plus crade d'Hollywood, voilà comment on le nommait. Maintenant il ne pouvait pas stationner dans Sunset Boulevard pendant plus de cinq minutes sans qu'un flic de L.A.P.D. rapplique pour le faire déguerpir ou pour lui demander s'il avait acheté son chapeau dans une friperie. Sa secrétaire, Helen, menaçait de lui coller un procès au cul pour le harcèlement moral de son caniche – c'était elle qui en avait la garde depuis son récent divorce et elle n'avait pas les moyens de le mettre au chenil d'Hollywood. Goodwin détestait ce clébard et l'animal lui rendait bien, sauf que c'était toujours le chien qui lui mordait les mollets, jamais l'inverse. Un jour, Goodwin lui avait sournoisement décoché un coup de latte avec ses pompes de sécurité en croco (*). Helen n'avait rien vu cette fois là, mais ce n'était que partie remise.

Goodwin en avait vraiment marre de cette vie affligeante. Maintenant, la poussière était blanche, celle qu'il se fourrait dans le nez quand il avait eu la chance de faire chanter un petit dealer et de se payer en nature. Non seulement il constatait chaque jour les effets irréversibles des drogues et des années sur son organisme, mais chaque jour un peu plus, il voyait s'éloigner les chances de retrouver une vie sexuelle normale ou de remettre son compte en banque en positif. Toute tentative de régler le premier problème ne faisait qu'aggraver le second.

Il était en planque depuis deux heures. Une histoire d'adultère minable entre une ex-starlette et un agent immobilier. L'ex-starlette était mariée à un vieux producteur vicieux et jaloux. Goodwin le soupçonnait de n'avoir plus les moyens de l'entretenir et de chercher à s'en tirer par un divorce à charge. Mais après tout, ce n'était pas ses oignons, du moment que le client payait bien. D'habitude, Goodwin utilisait des techniques dignes des romans d'espionnage. Il entrait dans la chambre grâce à ses talents de passe-muraille, installait un micro et une caméra, le plus souvent dans un luminaire ou une applique et il lui suffisait de graisser la patte du réceptionniste pour s'installer confortablement dans la chambre d'à côté et se rincer l'œil. C'était une activité tranquille, modérément risquée et susceptible de lui procurer du plaisir. Sauf que cette fois, l'émetteur HF avait rendu l'âme et pressé par le temps, Goodwin avait dû recourir aux bonnes vieilles méthodes.

Un placard exigu dans une chambre d'hôtel, ça fait parler le corps: l'arthrose cervicale, les varices qui font souffrir, les fourmis dans les pieds, l'envie d'éternuer et celle encore plus forte de se gratter le nez. À peine entrés dans la chambre, les deux amants s'étaient disputés. La fille avait claqué la porte et le type était resté, comme hébété, assis sur le lit. Puis il avait allumé la télé et s'était mis à regarder des films pornos en boucle. Dans son placard, le vieux détective songeait que la vie ne lui faisait pas de cadeau. Passe encore les douleurs dans la nuque et cette raideur du corps immobile, passe encore l'odeur de la naphtaline, les gémissements insupportables dans le poste de télé, les premiers signes avant-coureurs du manque et la faim qui le tenaillait. Goodwin sentit la poussière noire et  froide de la dépression l'envahir en même temps que les premières gouttes d'urine s'écoulaient lentement entre ses jambes.


(*) NDLT:  Le règlement de la profession exige des chaussures de sécurité depuis l'application du California State Act 4523 revised 2001


C'était pour les "Impromptus littéraires"
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C
Que contient donc le compte en planque - bien fourni- de Mister Goodwin ? : des millions de douleurs et des poussières ;-)
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G
<br /> Goodwin, une belle tête de vainqueur (un François Pinon en pas drôle, quoi)...<br /> <br /> <br />
O
"la poussière noire et  froide de la dépression" : génial !...et puis, t'as mis trois couleurs de poussière dans ton exercice, ce qu'aucun autre participant n'a été capable de faire ;~)Tu as bien rendu à quel point Goodwin en avait marre...
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G
<br /> Ben oui, en fait j'avais un peu de mal à m'en sortir avec la poussière rouge, seulement rouge (je précise pour les lecteurs égarés et hagards qu tombent sur cet échange surréaliste que le texte<br /> devait contenir la phrase "la poussière était rouge").<br /> C'est mon côté prévenant...<br /> <br /> <br />
P
La dépression est noire ? Tiens, je la voyais blanche. Je vais chercher.
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G
<br /> C'est plus difficile à balayer...<br /> <br /> <br />