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La vie dans le désert

Souvenir non souvenir

Souvenir d'école

Vous avez perdu la mémoire. Tout souvenir antérieur à ce jour où l'on vous a retrouvé nu, grelottant sur une aire d'autoroute a été totalement effacé. On a tant dit et écrit sur ce thème, que vous pouvez vous confectionner une véritable bibliothèque de l'amnésique. Vous imaginez le professeur Tournesol dans sa base de Syldavie, et vous tournez les pages en espérant vous trouver un jour dans la bonne case, celle où Tryphon se fait traiter de zouave. Vous surfez sur le net à la recherche de votre identité perdue. En vain. Il vous prend l'envie de vivre dans un monde totalitaire où une photo de votre pied droit permettra de vous retrouver parmi des millions de prétendants à la pantoufle de l'identité, un monde biométrique où l'on saura retrouver en quelques secondes la puce qui est en vous. Mais vous êtes né à peine quelques années trop tôt et ce bel avenir n'est pas pour vous. Vous êtes perdu pour de bon. Alors vous continuez à surfer et vous faites des rencontres formidables, des gens qui ne cherchent pas à savoir qui vous êtes et qui prennent pour argent comptant tout ce que vous leur dîtes. Vous vivez dans le désert, non, sur une montagne gelée, non, sur votre bateau, vous avez 30 ans, non, 50, vous vous appelez Gino, et demain vous pourrez prendre un autre nom et photographier vos pieds ou votre zizi, il se trouvera toujours quelqu'un pour s'intéresser à vous et avoir envie de croire vos histoires.

Mais aujourd'hui, vous êtes pris au piège. Les gens formidables vous ont mis au défi et vous vous devez de le relever avec ce dont la nature vous a le mieux doté : votre imagination. Vous piochez dans la consigne qu'on vous tend et vous vous fabriquez un souvenir d'école:

***

«Vous êtes né sur les bancs de l'école. Après avoir virevolté avec quelques gentils collègues écervelés, votre mère, qui était directrice de l'école St Vincent-du-Pied-de-Nez, a caché sa grossesse dans de grandes vestes en jacquard tricotées main. Une vieille fille mère, fut-elle la directrice, doit savoir dissimuler soigneusement sa progéniture à la hiérarchie catholique. Vous êtes né le surlendemain de Noël dans les étoiles et les boules de Noël de sa classe de CM2, sur un petit tapis de ouate censé représenter le manteau de neige recouvrant Bethléem. Le surlendemain de Noël, c'était le moment parfait pour votre mère qui profitait ainsi des vacances scolaires et du calme de cet endroit désert. "Redescendons sur terre", vous a dit votre mère en coupant d'un coup de dent le cordon qui vous reliait à elle. Ce furent les premières paroles qu'elle vous adressait et vous ne vous en êtes pas souvenu.
Quelques années après, vous êtes en classe. C'est la rentrée scolaire. La même salle de classe qui vous a vu naître mais vous l'avez oublié. Le maître s'agite devant vous et à la fin du cours, il vous demande de rester. Vous faites quelques pas en avant, hésitant. Le maître vous vouvoie. Vous êtes le fils de Madame Louvel ? - Oui. - J'ai connu votre maman lorsqu'elle était institutrice dans cette école. Comment va-t-elle? Vous ne pouvez pas répondre parce que vous ne vous souvenez même pas du visage de votre mère. Vous pleurez. - Vous ressemblez beaucoup à votre maman. Le maître vous parle d'elle et c'est la première fois depuis toujours. Vous l'écoutez d'une oreille attentive et il y a beaucoup d'émotion dans sa voix et vous, vous avez un énorme truc dans la gorge qui vous empêche de parler. Alors vous vous séparez et le maître fait son travail de maître, sans jamais plus vous reparler de votre mère. Vous n'êtes pas un mauvais élève, mais vous préférez rêvasser. Vous n'avez de cesse que de retrouver en rêves les traits de votre maman, son sein, sa peau bronzée, mate et douce. Vos copains se moquent gentiment de vous. Votre amoureuse (car vous avez une amoureuse) est rousse au teint pâle et sa maman l'habille en vert. Elle vous a choisi parce que vous ne lui faites pas peur, parce que vous êtes gentil, parce que vous êtes un être mystérieux.
Nous sommes en décembre et c'est le dernier jour avant les vacances de Noël. Le maître a écrit la consigne du dernier devoir au tableau: «… et si vous nous racontiez un souvenir d'école, tendre, ludique, triste, révélateur ou imaginé? ». Vous avez regardé le sujet longuement. Vous avez rendu une copie blanche, mais vous ne savez pas pourquoi.»

**

Vous êtes satisfait de votre souvenir d'école qui a pris forme au fur et à mesure que vous tapiez sur votre clavier. Vous êtes fier de l'offrir à vos amis formidables. Vous pensez à cette mère que vous avez recréée de toute pièce. Vous vous dites que maintenant vous pourrez fabriquer à l'envi vos propres souvenirs et vous débarrasser de ce vide que vous avez laissé derrière vous. Vous êtes euphoriques et vous mettez la musique à fond et vous vous mettez à chanter et à danser et à faire le zouave dans votre minuscule appartement lorsqu'on sonne à votre porte.

C'est le facteur.

Il vous apporte une lettre recommandée venant d'une certaine Louise Louvel et adressée à un Monsieur Gino.


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C
Moi parfois j'aime bien distinguer la forme du fond... et donc : le fond est émouvant sans être mielleux, la forme alors là... impressionnant!!! Ce "vous " nous implique immédiatement. Du grand art, Monsieur Gino.... et puis bravo aussi pour cette émotion toute en retenue.
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G
<br /> Le "vous" était obligatoire (en adepte fidèle de l'Oulipo, je considère que la contrainte favorise la création et fait sortir l'écriture des sentiers tous tracés battus). Bref, je m'étais imposé<br /> dans ce texte de reprendre la totalité de la consigne des impromptus ;o)<br /> <br /> <br />
P
La chute de la fiction dépassée sur recommandation du réel.Bref, j'aime ta fin.
Répondre
G
<br /> ... si elle ne te laisse pas sur ta faim,... tant mieux !<br /> <br /> <br />