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La vie dans le désert

Méga Express

J'arrive pile à l'heure à l'embarcadère après une traversée en voiture de Nice, plutôt tranquille, à la vitesse réglementaire de 50 km/h. Cette vitesse m'a permis d'examiner ceux de mes contemporains qui éprouvent le besoin de marcher ou de rouler sur un endroit célèbre dans un costume ad-hoc accompagnés le plus souvent d'une laisse et d'un être domestique (chien, enfant, conjoint).

J'ai pu voir une fois de plus le splendide Negresco et l'infâme palais de la Méditerranée dont la façade ancienne abrite des studios neufs pour gangsters russophones, pétasses slavophiles ou tout simplement mourrants fortunés. Le palais de la Méditerranée est l'exact négatif de ceux qui l'habitent : des corps du siècle dernier dont les morceaux recollés se cachent derrière une façade remise périodiquement à neuf à coup de micro-sabres laser, de toxines rigidifiantes ou d'onguents nanostructurés.

Le MEGA EXPRESS, le bateau jaune et blanc de Corsica Ferries est là, hideux building des mers avec ses 9 ponts, son élevage de bactéries en bassin chloré, ses barmans gominés.

Le Méga-express avale les véhicules qui se faufilent dans ses multiples ponts. Reflux intestinal des passagers qui s'extirpent à grand peine de leur voiture, se concentrent dans les cages d'escalier et se répandent sur les fauteuils "pullman" ou les cabines "cruise", occupant l'espace selon une loi thermodynamique universelle (*).  Le temps de découvrir la complexité de la circulation dans le navire est compté car l'enjeu est d'occuper les meilleures places avant les autres. La difficulté augmente avec le nombre de joueurs, la taille des familles et des impedimenta,  dispensables encombrants du voyageur : magazines, mots-fléchés, sacs de bouffe - suffisamment -, casquette, téléphone portable, pilule, balladeur, doudou, sudoku, bouteille d'eau moins chère qu'à bord, jeux de cartes, capotes, oreiller, duvet, Harlequinade, coloriages, guemmeboille, ordinateur, vanity (omnia vanitas), Da Vinci Code, ...  La partie est facile et je colonise un espace vibratoire sept étages au dessus des moteurs dans un lounge violacé - la palette de couleur s'étend du rose passé au bleu marine re-re-shampouiné - où il est interdit de pique-niquer mais pas de piquer des roupillons. Passé le jingle signalant l'appareillage,  l'espace sonore se remplit autour de moi. Dans les basses, le ronflement des moteurs. Dans les medium,  les hauts parleurs diffusent en boucle une musique nostalgique. Dans les aigüs,  les sabres de "pirate des caraïbes" et les voix nasillardes de la post-synchronisation, les couverts qui s'entrechoquent et les enfants qui chahutent.  Les passagers adultes sont silencieux, accablés par l'inaction après l'agitation qui l'a précédée, absorbés par la contemplation d'une fenêtre de mer d'huile.

J'écris ces lignes pour immortaliser le méga-Express dont le nom résume toute la poésie de la liaison Continent-Corse : MEGA : gros ventre métallique rempli de choses molles en vacances, EXPRESS : vite, vite, il faut en finir et déverser cette molle marchandise dans le port de Bastia, le temps de nettoyer les chiottes et de vider les sacs poubelles pleins de frites molles et froides et de cannettes de bière écrabouillées.

Derrière moi, des éclats de voix et une dispute pour la conquête de l'espace vital à deux mains d'en venir aux doigts. L'univers concentrationnaire  du navire avec ses 400 000 habitants au km2 peut-il justifier à lui seul une telle tension ?

Deux siestes plus tard sur mon canapé mauve. L'immeuble flottant est en vue d'un énorme cumulonimbus qui barre l'azur. Nul doute que la Corse elle-même soit enveloppée dans ce nuage massif. La mer est toujours d'huile, les mots sont toujours fléchés, la moquette s'est enrichie de nouvelles taches colorées, les combattants ont été séparés. L'arrivée en fanfare au port de Bastia s'accompagne d'un mécanisme plus radical  encore que celui déclenché par le remplissage.  Les cages d'escalier avalent leur bol alimentaire . On assiste à des scènes de panique et des remontées subites liées à des défauts de mémorisation. La dernière phase avant l'expulsion, celle de l'occlusion, est caractérisée par un compartimentage des familles dans des véhicules surchauffés et immobiles, privés d'énergie, d'air, d'eau et d'information (pour cause de cage de Faraday). L'ouverture des portes s'accompagne d'un démarrage compulsif des moteurs, d'une dramatique augmentation de la tension nerveuse et du taux de monoxyde de carbone. Le voyage se termine par une diarrhée géante de véhicules décorés d'un élégant autocollant jaune "Corsica Ferries 06" se répandant sur le sol de l'île de Beauté.

 

(*) Les théories de Langmuir (monocouche) et de Brunauer-Emett-Teller (multicouche) sur l'adsorption des gaz sur les solides sont probablement applicables avec quelques aménagements au remplissage des bateaux et en règle général de tout espace vide muni de siège , en l'absence de règle complexe d'attribution. Le temps de remplissage quant à lui, est contrôlé par la section de passage la plus petite (la cage d'escalier), mais c'est une autre histoire...

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