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La vie dans le désert

Vert Pomme

Je ne sais plus par quel miracle pourquoi ni comment j'ai acquis cette capacité un peu particulière de croiser de façon improvisée la route de dizaines de gens, amis, parents ou parfaits inconnus dans des endroits les plus divers et les plus saugrenus.
Cette histoire en est certainement la plus belle illustration.

C'était une de ces belles soirées du début de l'été, quand les jours s'étirent et le soleil rase l'horizon. J'avais un avion à prendre à Toulouse pour Paris et j'avais prévu de passer la soirée avec des amis. Dans la salle d'embarquement à Blagnac, il n'y avait que des hommes d'affaires pressés. Un homme d'affaire est toujours pressé, mais dans une salle d'embarquement, il est comme un hamster dans sa roue.

Il y avait là une jolie brochette d'individus grisâtres de sexe masculin et une femme, probablement la seule – s'il y en avait d'autres, je les ai oubliées -. Elle était grande et brune et portait un tailleur vert pomme. Indubitablement vert pomme.

Vient l'embarquement. La plupart des gens se lèvent pour faire la queue alors qu'il leur suffit de rester assis et de monter en dernier. J'applique cette règle scrupuleusement et je monte donc en dernier. C'est peut-être pour ça que je n'ai plus que l'Humanité à lire dans l'avion, là bas tout au fond... L'homme d'affaires lit rarement l'Humanité.

Pendant le vol, j'oublie le tailleur vert pomme, absorbé par ma lecture.

A l'arrivée, Orly est calme. Il est peut-être 20h30 lorsque je prends le bus qui m'emmène à Paris. A Denfert j'entre dans la gare. Lorsque j'arrive sur le quai (direction Nation), c'est très calme. Il n'y a qu'une dizaine de voyageurs... J'entends des pas dans le couloir, des pas rapides scandés par des talons qui martèlent le sol du métro et en font ressortir le silence. Il y a un bruit de roulement sourd aussi. La jeune femme au tailleur Vert Pomme est debout à quelques mètres. Elle est plus grande que moi. Elle n'a pas un regard dans ma direction. C'est normal, je n'ai pas mis mon costume trois pièce orange aujourd'hui. On monte dans la même rame. Elle aura dû prendre Orlyval. Tiens à cette heure ci, on va plus vite en bus.

Onze stations.

C'est long les silences dans un métro vide. C'est long l'arrêt aux stations quand personne ne monte. J'observe le petit lapin qui se coince les doigts et la jeune femme en tailleur vert pomme. Il n'y a rien d'autre à voir.

Je descends à Trocadéro. Les couloirs sont vides et nous ne sommes que deux à les parcourir. Elle traîne derrière elle un petit chariot. Devant, j'avance plus vite en faisant des petites paris sur la direction qu'elle va prendre.

Elle m'a suivi.

Nouveau quai, nouvelle attente. Nous sommes absolument seuls. Je l'aborde : vous n'étiez pas à Blagnac (je connais la réponse); oui j'étais à Blagnac; moi aussi, puis un bredouillement au sujet du tailleur vert pomme (ou comment dire avec délicatesse "avec des couleurs pareilles on peut pas vous louper, même dans le métro ou dans un hall d'aéroport").

On monte dans la rame et on engage la conversation, beaucoup de banalités, un rien de curiosité (Ah bon vous êtes descendue à Toulouse pour un entretien d'embauche !) et puis, comme on en meurt tous les deux d'envie, la question, c'est moi qui la pose

- Vous descendez à quelle station ?

Marcel Sembat, elle me dit.

Moi aussi, je dis.

Neuf stations

Là, je me sens moyennement à l'aise et j'ai peur de la suite. J'aime bien les coïncidences mais quand elles sont légères, anecdotiques, pas quand elles sont grandes, brunes avec un tailleur vert pomme et qu'elles froncent les sourcils. Je sens que les mots deviennent plus lourds de sens, que nos paroles vont maintenant s'échanger avec difficulté.

C'est elle qui me demande dans quelle rue habitent mes amis

Rue Emile Landrin.

C'est la rue où j'habite, me dit-elle, comme frappée de plein fouet par une révélation mystique. A quoi pense-t-elle ? Je jubile égoïstement, parce que j'adore cette situation. Je savoure les secondes qui s'égrènent. J'observe les gouttes de sueur sur son visage qui a pâli. Il nous reste encore quelques mots à prononcer pour boucler la boucle.

Maintenant, nous savons : Il n'y a que 4 numéros entre la maison de mes amis et son appartement.

Et aussi un quart d'heure d'une marche faussement décontractée. Les mots sonnent mal, car les esprits s'agitent. Il y a une dimension érotique dans cette connivence imposée par le hasard. Comment ne pas trouver dans ces moments là, des réponses simples à des questions complexes, des signes du destin qui vont faire basculer notre vie

Mais profiter de la situation pour nouer une aventure sans lendemain, c'eût été le summum de la ringardise.

Je cultive la coïncidence, je la traque, mais je ne crois pas au destin.

Nous nous séparons devant la maison de mes amis. Il ne s'est rien passé d'autre et il ne se passera plus rien. Il reste une histoire incroyable, celle d'un parcours sinueux et complexe partagé par deux personnes dans un même laps de temps.

Des évènements identiques arrivent des centaines de fois tous les jours, dans le métro ou ailleurs. Mais sans tailleur vert pomme, personne ne voit rien.


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