Je vais te raconter une histoire très ancienne, qui s'est passée la veille du jour des saints, la nuit de la Toussaint, Oíche Shamhna en gaëlique.
"Ce soir-là, la famille Ó Duibhdabhoireann du petit village de Ballynamuddagh, un petit village comme il en existe partout dans le monde, était réunie dans la grande salle commune.
Les Ó Duibhdabhoireann avaient 5 enfants: Eamnonn, Fionavar, Raghnailt, Shaughann et la petite Alana. Tous étaient roux et blancs de peau, sauf le bébé Alana qui avait la peau mate, presque noire. Les gens du village étaient pauvres, mais bien éduqués. Et s'ils discutaient beaucoup entre eux et échafaudaient des hypothèses simplistes évoquant les facéties de la nature ou une plaisanterie du bon Dieu , nul ne se serait permis de mettre en doute l'honneur des Ó Duibhdabhoireann. D'ailleurs, la petite Alana portait à la base du cou le même grain de beauté que son père, Finnegan, maréchal ferrant du comté de Laoighis. Cette particularité physique coupait court au colportage des rumeurs et rassurait sur l'intégrité de Dara Ó Duibhdabhoireann, née Ó Raghallaigh.
L'automne était très froid et de nombreuses nuits de gel avaient décimé les jardins. Rien ne poussait et les paysans avaient dû entamer les conserves de l'hiver. Même les citrouilles avaient gelé.
Ce soir-là, veille de Toussaint, les Ó Duibhdabhoireann étaient repus. Ils avaient bien mangé malgré la disette qui s'étendait sur tout le comté et jusqu'à la ville voisine de Tipperary.
On frappa à la porte.
Finnegan était de fort mauvaise humeur. Le village entier était dans la famine et ses clients étaient devenus plus rares. Il avait déjà rabroué méchamment des groupes d'enfants venus quémander quelques sucreries. Derrière la porte, il entendit prononcer ces quelques mots:
— Cleas nó cóir (*)
Il ne reconnut pas cette voix. Ce n'était pas celle d'un enfant, mais celle d'une vieille femme. Une sorcière, une cailleach, descendue de son manche à balai, cela ne laissait aucun doute.
— Donne moi un bonbon, Finnegan. Je te protégerai, toi et ta famille du sort qu'on t'a jeté. Si tu refuses, je t'abandonnerai à la misère, toi, tes enfants et les enfants de tes enfants…
— Je n'ai rien à te donner, dit Finnegan. Et il referma la porte.
Pour les Ó Duibhdabhoireann, ce fut le début de la déchéance. Finnegan fut piétiné par un cheval quelques jours après et resta paralysé. Dara chercha un soutien dans sa famille et ne le trouva pas. À la mort de Finnegan, deux ans plus tard, elle dut émigrer en Amérique avec ses 5 enfants. Elle mourut de la syphilis dans un bordel de New-York…"
— Je ne vois pas bien où tu veux en venir. Où as-tu été cherché ces noms ridicules. Abrège un peu !!
— Sois patient. Ecoute la fin…
La semaine dernière, la nuit d'Halloween, je me promenais dans les rues de Newark, et j'observais ces hordes d'enfants déguisés en sorcières, vampires et autres magiciens. Tu sais que j'ai toujours détesté les enfants, et les bonbons. Mais pour une fois, ému par toute cette vitalité, cet appétit énorme pour la vie, j'ai acheté un énorme paquet que j'ai posé sur la table de mon salon.
Plus tard, j'ai entendu une voix prononcer très distinctement derrière la porte:
—Cleas nó cóir (*). Donne moi un bonbon, Finnegan.
—Je ne m'appelle pas Finnegan, je m'appelle Andrew Jackson — répondis-je—. Je suis un pauvre étudiant noir de Newark et je garde mes bonbons pour les enfants.
— Si tu m'ouvres, je te raconterai l'histoire de ton ancêtre Finnegan.
Je ne sais pas ce qui m'a pris. J'ai ouvert la porte.
La sorcière m'a raconté la malédiction de Finnegan et de Dara, dont les enfants et les enfants des enfants sont devenus, à chaque génération de plus en plus noirs et de plus en plus pauvres. Rejetés par leur famille et leur village, ils ont émigré aux Etats-unis où la communauté irlandaise n'a même pas voulu d'eux. Ils se sont intégrés dans cette communauté noire de Newark qui les a accueillis.
—Et alors ?
— Tu n'as pas compris ? Je suis un Irlandais, et je ne le savais pas. Je ne viens pas du Dahomey ou de la Côte de l'Or. Mes parents n'ont jamais été des esclaves. Mes ancêtres viennent du petit village de Ballynamuddagh.
— Tu lui as donné un bonbon ?
— Je lui ai donné le paquet entier, et 100 dollars. Elle a conjuré devant moi la malédiction. Je vais enfin pouvoir m'en sortir. Je le sens.
— Génial. Mais ton histoire me fait curieusement penser à cette vieille folle qui m'a fait croire, la nuit du nouvel an vietnamien— le Têt Nguyen Dan—, que mes ancêtres étaient de riches marchands de Saïgon.
(*) Trick or treat.